Il faudra bien que je m’y fasse. Je le sais, je le sais même très bien, mais ça m’embête. Ça m’énerve, à vrai dire. Je ne veux pas avoir à m’adapter. Il y a quelques semaines encore, je voyais toutes les couleurs de ce monde, j’en décelais les nuances et je me plaisais à tenter de les reproduire le mieux possible. J’aimais pouvoir différencier les différentes teintes de bleus, même si pour n’importe qui d’autres bleu marin et bleu foncé, c’est la même chose, pour moi, ils représentaient deux mondes complètements différents, deux histoires qui pouvaient être dépeintes à leurs manières, deux tableaux opposés. Aujourd’hui, je ne les vois plus ces bleus, tout comme je ne vois aucune autre couleur. Du noir, la lumière de ma vie s’est éteinte et tout est noir… Je ne distingue plus les courbes souples d’un sourire, les lignes fines que tracent tout en douceur les cils d’un regard hagard, les agencements particuliers qui donnent tout un caractère à un visage ou à un paysage. Bien que j’aime toutes les formes d’arts, les arts visuels avaient toujours été mes favoris et c’est bien pour mes tableaux et dessins que j’étais reconnue. Seulement voilà… comment peindre si je suis maintenant aveugle? Je n’ai pas envie de devenir une artiste à sensations à cause de cette différence, je n’ai pas envie d’être reconnue pour mon handicap, mais bien pour mon art. Cependant, comment exprimer mon art si mon outil principal n’est plus fonctionnel?

Les seuls moments où je vois quelque chose est lorsque j’ai des visions… je pourrais me servir de mes dons… Hélas! Ces derniers me tuent petit à petit… me rendant malade à chaque fois que je vois une bribe du futur… Sang Min fait de son mieux pour m’aider, tenter de me guérir, mais suis-je sauvable? Je ne le crois pas… il ne devrait pas perdre ainsi son temps sur moi. Surtout en ce moment, je suis de si mauvaise compagnie. Je ne me supporte pas, je supporte encore moins les autres. J’ai passé ma semaine enfermée chez moi, à essayer d’apprivoiser mon appartement, d’apprendre à m’y retrouver, à avoir de nouveau repaire… Je n’ai pas osé répondre au message de Ho Chull, j’espère qu’il ne m’en voudra pas trop… mais j’ai peur. Je ne sais pas comment il réagira en me voyant. Apprendre la nouvelle par les médias ou par le bouche-à-oreille, c’est une chose, mais en prendre réellement conscience en voyant la personne, s’en est une autre. J’ai peur qu’il ne me rejette. C’est un fait. Discuter avec une fille nulle et ennuyante, c’est une chose, ça passe bien, c’est charitable. Discuter avec une fille nulle, ennuyante et en plus incapable, ça, c’est une autre paire de manche, ce n’est plus de la charité, c’est se forcer à… à… c’est se punir, en fait, non?

C’est d’ailleurs un truc que Sang Min a fini par me faire après m’avoir enduré toutes ces journées, avec mes crises de larmes, de rage et de désespoir. Il m’a punie. Mon colocataire m’a mise à la porte. Pas pour toujours, mais pour quelques heures. Il a affirmé avoir besoin de respirer et que j’en avais besoin aussi. Arrêter le temps ne lui suffisait plus apparemment, puisque me voir dans un tel état n’arrange en rien les choses. Il sait qu’en public, je vais faire de mon mieux pour prendre sur moi et avoir l’air d’aller bien. Pour ma part, j’espère que j’aurai la paix… Les médias ne m’avaient pas lâchée à ma sortie de l’hôpital, la fille des ambassadeurs qui devient aveugle! Tout le monde s’est intéressé à ma vie d’un coup, comme si elle était devenue plus palpitante à cause de cela… Afin de s’assurer que j’aie la paix, Sang Min avait demandé à un de mes gardes du corps de tout de même veiller sur moi. Il marche à quelques pas de moi, j’ai refusé son aide. Je dois apprendre à me débrouiller toute seule avec ma canne, après tout, que ça me plaise ou non… Je sais que je n’ai presque jamais le droit d’être seule, surtout depuis l’accident – bonjour la sécurité resserrée – mais c’est tout de même important pour moi d’avoir mon autonomie. Je ne veux pas être complètement une bonne à rien…

Je déambulais donc, sans but précis, attendant simplement d’avoir un appel de mon colocataire qui me dirait que j’ai enfin le droit de rentrer me cacher chez moi. La ville semblait tranquille ce soir, les voitures ne faisaient pas tant de bruits, les piétons ne parlaient pas très fort… La température était agréable, ni trop chaude, ni trop froide et un air marin remontait timidement depuis la plage qui se trouve pourtant à quelques kilomètres. De délicieuses odeurs émanaient des restaurants devant lesquels je passais, pourtant, je n’avais pas faim. Ou plutôt, je n’avais pas envie d’avoir l’air stupide à chercher les trucs sur la table… et j’avais encore moins envie que mon garde du corps ne m’aide à trouver les choses! Je sais encore manger toute seule! Je traversai plutôt la rue, préférant m’éloigner des restaurants qui pourraient m’ouvrir l’appétit et me dirigeai vers le parc Sérénité. Là, au moins, c’est tranquille… je devrais avoir la paix, pouvoir m’asseoir près de la fontaine d’eau et écouter le clapotis de l’eau… J’en suis rendue à vouloir écouter le clapotis de l’eau… Sang Min… appelle-moi bientôt, je t’en priiiiie! Mais il est vrai que le bruit de l’eau, c’est relaxant… ça inspire de belles choses à l’âme, du moins quand ce sont des eaux calmes. En fermant les yeux et me concentrant sur les sons, je pourrai peut-être m’imaginer la fontaine et me la remémorer… Elle était belle dans mes souvenirs.

Je tâtonnais avec ma canne, avançant timidement, je ne voulais pas trop me faire remarquer. Je n’osais pas faire de larges mouvements qui pourraient m’indiquer beaucoup d’informations, pourtant nécessitées dans mon cas. C’est pourquoi il n’est pas étonnant que je n’ai pas pu prévoir que je me ferais rentrer dedans… Je me retrouvai par terre, sans comprendre d’abord pourquoi. J’étais entrée en collision avec quelque chose, mais ce n’était pas assez dur pour que ce soit un arbre. C’est ensuite que j’entendis parler en allemand d’abord, puis en français. J’admets que la rapidité des événements et du débit de ses paroles m’étourdirent un peu.

"Schon gut... Ça va… ça va… ça peut arriver à tout le monde…" Je posai mes mains à plat sur le sol pour me relever, après avoir tâtonné pour retrouver ma canne. Je sentis une main large se poser sur mon épaule droite. Je relevai la tête vers la droite, mon garde du corps me marmonna quelques excuses et essaya de m’aider. Je retirai délicatement sa main, faisant des efforts pour prendre sur moi. "Ça va j’ai dit… je peux me relever toute seule… merci…" J’avais probablement l’air un peu sèche, mais je suis très sensible au sujet de mon autonomie en ce moment… Je me relevai donc et soupirai un peu, en tournant la tête dans la direction opposée. Mon garde du corps s’éloigna un peu, restant en retrait, mais prêt à agir si je ne sais quel danger me tombait dessus. Être constamment surveillée aussi m’agaçait il faut dire… mais je crois que je suis simplement à fleur de peau en ce moment, j’ai quand-même toute ma vie à reconstruire… "Désolée pour ça…" Je marmonnai, plutôt gênée par tout ce qui venait de se passer… Moi qui est incapable de m’adapter à mon environnement, moi qui se fait traiter comme une enfant par son garde du corps et qui réagit d’ailleurs comme une enfant trop gâtée…

Depuis mon accident, mes parents avaient tenu à ce que ma sécurité ne soit accrue, comme si des gardes du corps en plus allaient réussir à me protéger de TOUT. Je ne suis pas fâchée contre Ludwig, loin de là, au mieux, ça lui donne un meilleur contrat… mais je n’aime pas l’idée d’être baby-sittée comme ça. Je n’aime pas non plus le fait qu’avant, je pouvais ouvrir les yeux sur un monde coloré, plein de teintes, plein de motifs, de choses brillantes, satinées, reluisantes… vivantes! Sauf que là, tout était noir. Bruyant aussi et Dieu que les odeurs et les textures me semblent devenir de plus en plus agressantes! Je sais que c’est normal que mes autres sens se développent, mais ça tape sur les nerfs de tout entendre et sentir à ce point! Et en plus, il faut qu’ils ne soient plus développés que quand ça leur tente! Il m’arrive ainsi de plus en plus souvent de me faire mal ou d’être sujette à de petits accidents, mais ça… c’est de ma faute. J’essaie trop d’aller vite ou de faire comme avant. Au final, soit je me fâche, soit je me fais mal ou je me fais percutée par une étrangère.

"Nein, nein... J'aurais dû faire plus attention à où je vais... et arrêter d'essayer d'agir..." Je ne continuai pas ma phrase, me contentant plutôt de soupirer de découragement. "Nein. Je vais très bien... danke... und dir? Je ne vous ai pas fait trop mal... j'espère?" Je grimaçai, j’espérais vraiment ne pas lui avoir fait mal… ce serait bien ma chance quand-même… Je ne savais pas où me mettre ni quoi dire. Étais-je sensée me présenter? Étais-je sensée partir? Étais-je sensée l’insulter parce qu’elle m’a renversé? Quoique ça, ce ne serait pas très gentil et vraiment pas mon genre. Je ne reconnaissais pas sa voix, donc je doute vraiment que je ne la connaisse. Je ne savais vraiment pas, mais en attendant, je passais mes mains sur mes vêtements pour en enlever la saleté… que… je ne vois pas… bravo… moi… Un jour, je réussirai à ne pas avoir l’air idiote deux minutes. J’espère. "Eeeehh... par hasard... est-ce que j'aurais manqué un endroit où... il resterait... de la poussière...?"J’avais hésité à le lui demander, c’était vraiment gênant… et en plus, je ne savais même pas si elle était toujours là… Si ce n’était pas le cas, mon garde du corps viendrait sûrement à mon secours et me répondrait, normalement, comme si c’était à lui que je m’étais adressée. "Parce que... c'est plutôt évident... je n'y vois rien..." Un petit rire nerveux m’avait échappé alors que j’essayais de m’expliquer, alors qu’elle ne m’avait rien demandé encore. Toujours en train de m’excuser ou d’expliquer toutes les raisons même de ma vie, de ma naissance ou de ma personne… C’est désespérant, non? Je dois vraiment tomber sur les nerfs des gens qui ont le malheur de tomber sur moi…

"Désolée..." Pourquoi je me suis encore excusée si tristement? Parce que j’existe sûrement, je ne sais pas, c’est sorti tout seul, de la manière la plus naturelle qui soit! Je soupirai, exaspérée par ma conduite cette fois. J’avais l’air plus que stupide et je n’aidais en rien à mon cas. Je ferais peut-être mieux de partir ou attendre qu’elle ne parte, chose qui arriverait sûrement bientôt, puisque je suis tellement bizarre et que je n’arrive pas à aligner quelques mots sans m’excuser, soupirer ou avoir l’air totalement perdue. J’aurais mieux fait de rester chez moi… J'aurais au moins eu le mérite de me faire honte en privé!